jeudi 20 mars 2014

L'Argentine à l'édition 2014 du Salon du Livre à Paris

Renaissances argentines

LE MONDE DES LIVRES | • Mis à jour le | Par

Dans le centre de Buenos Aires.
« Et pourtant, elles tournent… » C'est à peu près ce que me dit le chauffeur de taxi alors que nous approchons de la place de Mai. En Argentine, la dictature a beau être terminée depuis 1983, les célèbres mères de la Plaza de Mayo, elles, tournent toujours…
Avec leur fichu blanc qui symbolisait, à l'époque, les langes de leurs enfants disparus, elles se rassemblent encore, tous les jeudis, devant la Casa Rosada, le siège du gouvernement, et elles tournent en rond dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Pour remonter symboliquement le temps. Pour demander enfin vérité et justice pour les quelque 30 000 disparus – les desaparecidos – victimes de la junte militaire, de 1976 à 1983.
« Oui, la démocratie est là, mais encore si jeune… », note le secrétaire à la culture argentin, Jorge Coscia. « Vous seriez surprise par la manière dont la dictature pèse encore sur la vie de tous les jours », renchérit une jeune traductrice, Eugenia Pérez Alzueta. Elle me donne une coupure du quotidien La Nacion, où l'on apprend que « la nieta 110 » – la petite fille disparue portant ce numéro – vient d'être retrouvée. Les tests ADN sont formels. Il s'agit bien de la fille de Liliana Acuna et d'Oscar Guttierrez, enlevés le 26 août 1976 alors que Liliana était enceinte de 5 mois.

Chaque jour ou presque, la dictature se rappelle au souvenir des Argentins. En janvier, la mort du grand poète Juan Gelman – auquel le Salon du livre a prévu de rendre hommage – a rouvert les mêmes plaies. Gelman lui aussi avait cherché sa petite-fille. Pendant vingt-trois ans. En 1976, son fils de 20 ans avait été assassiné, enfermé dans un ton-neau de ciment et de sable et jeté à l'eau. Sa belle fille, 19 ans, enceinte, avait été emmenée en Uruguay dans le cadre de l'opération Condor, un programme de « répression sans frontière » mis en place par le Chilien Pinochet avec les autres dictateurs latino-américains. Là, on avait attendu qu'elle accouche, puis on l'avait éliminée. « Il y avait une sinistre liste d'attente pour chaque camp de détention, racontait Gelman. Dans la tête des militaires, les bébés devaient être remis à des “familles saines non susceptibles d'être contaminées par des idées subversives”. »
Comme celles d'Ernesto Sábato (1911-2011), de Manuel Puig (1932-1990) ou de Rodolfo Walsh (1927-1977), toute l'oeuvre de Gelman est hantée par la violence et la solitude. « Les blessures ne sont pas refermées, analysait-il avant de mourir. Elles vibrent dans le sous-sol de la société comme un cancer sans répit. »

BRISER LE SILENCE
Ce passé qui ne passe pas, on comprend qu'il pèse comme un couvercle sur l'imaginaire des écrivains argentins contemporains. D'autant qu'il a longtemps été tu. « Pendant des années, les auteurs n'ont pas osé s'en approcher », dit la romancière Elsa Osorio, qui fut l'une des premières à briser le silence. En 1998, elle a publié Luz ou le temps sauvage (Métailié, 2007), l'histoire d'une enfant volée qui, devenue mère, se lance dans une enquête douloureuse sur ses origines. « Je n'étais pas la première. En 1984, Miguel Bonasso avait sorti Recuerdo de la muerte [« Souvenir de la mort », non traduit]. Pourtant, aucune maison d'édition argentine n'a voulu publier Luz. Le livre a fini par sortir en Espagne, il y a quinze ans. Il a eu un réel impact à Buenos Aires. Des jeunes ont trouvé le courage de se lancer dans une quête similaire. Et nombre d'écrivains se sont emparés du thème à leur tour. »
Aujourd'hui, la brèche est largement ouverte. Cette littérature qui fouille les années noires a explosé et s'exprime dans tous les genres : récit historique mais aussi roman, poésie, bande dessinée, jeunesse – voir par exemple le très beau Pierre contre ciseaux, d'Inès Garland (L'Ecole des loisirs, 228 p., 16 €). D'Alan Pauls à Lucia Puenzo, de Martín Kohan à Félix Bruzzone, les questions que posent les écrivains se recoupent : quelle empreinte laisse la violence politique ? Dans Petits combattants, de Raquel Robles, qui sort ces jours-ci chez Liana Levi, l'enlèvement d'un couple de Montoneros (des péronistes révolutionnaires) est raconté par le fils et la fille. « Jamais on n'avait entendu ces histoires racontées du point de vue des enfants, explique la romancière. J'ai voulu montrer la peur et la clandestinité d'une façon immédiate, non conceptualisée. Il ne s'agit pas seulement de témoigner, mais aussi de trouver une langue. »
En privant les victimes de sépulture, les bourreaux n'ont pas seulement rendu tout travail de deuil impossible – les proches continuant sans cesse d'espérer leur retour : « Ils ont aussi fait en sorte qu'on ne puisse jamais établir le récit de leurs derniers jours, note Eugenia Pérez Alzueta. C'est pourquoi le texte littéraire est si important. Il vient se substituer au récit impossible. Là où on ne saura jamais, la fiction est le seul recours. »

Comme elle est grande, l'ombre portée de la dictature ! Même lorsqu'elle n'est pas là, elle est là quand même. De façon indirecte, comme dans le livre de Fernando Monacelli, Naufragés où, vingt-cinq ans après la guerre des Malouines (1982), une mère retrouve le cadavre gelé d'un soldat, son fils, dérivant sur un canot de sauvetage en Antarctique. Ou de façon inconsciente ou métaphorique. En apparence, le roman d'Ana Maria Shua, Sois patient, raconte l'histoire d'un homme qui rentre à l'hôpital, mais recouvre, sous le rire jaune et l'humour noir, une critique déguisée de la dictature. Même chose chez Carlos Bernatek. « Les années 1970 planent sur tous mes romans, dit-il. Mais je refuse d'être trop explicite. Je préfère que le lecteur devine. » Bernatek réfléchit avant d'ajouter : « Au quotidien, nous autres Argentins continuons à vivre avec des gens qui, même s'ils n'ont pas torturé, ont été complices de la torture… Si vous ajoutez à cela le souvenir du génocide indien, lors de la colonisation, et le fait que des villes comme Bariloche, dans la province du Rio Negro, ont, après la seconde guerre mondiale, accueilli à bras ouverts des nazis en cavale, vous commencez à comprendre pourquoi Borges disait qu'“être argentin est une fatalité” ! »

LOIN DES TRAUMAS NATIONAUX
C'est sans doute pour contrer cette fatalité que certains tentent d'aller puiser ailleurs leur inspiration. Loin, très loin des traumas nationaux, ils fuient mentalement hors des frontières, au Mexique ou en France, comme Federico Jeanmaire dans Vie intérieure (Joëlle Losfeld, 2013) ou Pablo de Santis dans Le Cercle des douze (Métailié, 2009, qui paraît en poche). Ils se réfugient dans une pensée loufoque ou excentrique, comme les talentueux César Aira et Sergio Bizzio. Ils s'installent dans le fantastique comme Rodrigo Fresan ou Leandro Avalos Blacha. Ou cultivent un roman intimiste et rural comme la jeune Selva Almada… A moins qu'ils ne préfèrent se lancer dans l'expérimentation, mêlant joyeusement narration inclassable et réflexion philosophique, comme le très original Damián Tabarovsky dans Autobiographie médicale (Bourgois, 2010). Insérant probabilités et calculs mathématiques dans des textes socialement engagés, comme le poète Sergio Raimondi (Poesia civil, inédit en français). Ou détournant quelques classiques réputés intouchables, comme l'iconoclaste Pablo Katchadjian avec L'Aleph, de Borges (Aleph engordado, « Aleph engraissé », 2008, non traduit).
Oui, cette diversité et ce bouillonnement sont bien réels. On les retrouve d'ailleurs dans Cronopios, le très beau livre de portraits d'auteurs argentins que Daniel Mordzinski publie chez Métailié (144 p., 20 €). Et l'on aurait tort, assurément, de réduire le champ de l'inspiration argentine à la déchirante question de la mémoire. Pourtant, on ne peut s'empêcher d'être frappé, quand on parle avec des auteurs à Buenos Aires, par la rapidité avec laquelle les fantômes des massacres finissent toujours par réapparaître. « Et ce n'est certainement pas terminé », note Damián Tabarovsky. Depuis les années 2000, les procès pour crimes contre l'humanité se succèdent – alimentant l'imaginaire d'écrivains trop jeunes pour avoir connu ces années sombres. Celui dit « de l'Ecole de mécanique de la marine » (ESMA), le plus célèbre centre de torture, celui des « vols de la mort », lorsque les opposants étaient jetés dans la mer, drogués mais vivants, depuis des hélicoptères, ou encore celui des responsables de l'opération Condor, qui s'est ouvert en 2013. « Avec ces procès et la déclassification des archives, de nouvelles possibilités d'approcher la vérité s'ouvrent aux écrivains », note Raquel Robles.

Elsa Osorio partage cette opinion. Son prochain roman portera sur le Centro piloto de Paris, une structure de la junte qui, depuis l'avenue Henri-Martin, surveillait les nombreux réfugiés argentins et les infiltrait. « Je m'étais pourtant juré de ne plus traiter le thème de la dictature, raconte Osorio en riant. Mais il est revenu au galop… » Comme si, à l'instar des mères de la place de Mai, la littérature argentine n'en finissait pas de tourner et de retourner autour du vertigineux trou noir de la mémoire.